Le brouillard confus de la peur

« Lorsqu’il arriva tout en haut, l’éclat soudain du soleil l’éblouit et l’empêcha d’abord de discerner Chloé. Elle se tenait dans un angle du grand espace carré et admirait la mer par-delà l’estuaire : la vue était, ainsi qu’elle l’avait prévu, saisissante. Ils la contemplèrent en silence ; il trouvait cela magnifique mais un peu déprimant parce que totalement dérisoire, vain comme le sont, d’une certaine façon, les beaux paysages. Chloé la fixait avec une sorte de passion forcée, comme si cela avait un sens particulier; le même regard en fait qu’il avait posé sur le lever du jour à Tanger dix ans plus tôt. Au bout d’un moment, ne supportant plus de la voir ainsi en extase, il alla s’asseoir sur un des parapets. Ses genoux tremblaient de l’effort de l’ascension, il avait le souffle court, était accablé par un sombre pressentiment sur ce qui l’attendait à l’âge mûr. Au début, tout était confus, puis il distingua peu à peu les gens qui étaient là et qui constituaient, à leur façon, un véritable spectacle. Le sommet de la tour était rempli de monde ; enfants à quatre pattes, mères donnant à boire à des bébés, jeunes hommes tenant la main de jeunes filles ou même d’autres jeunes hommes, garçons assis tout au bord et battant des pieds dans le vide, vieilles femmes qui auraient besoin d’une journée pour se remettre de la montée et qui se renversaient en arrière au soleil exactement comme des grand-mères sur une plage anglaise. Et c’était bien une plage anglaise que cette scène évoquait ; il avait devant lui les mêmes groupes, les mêmes attitudes qu’à Mablethorpe quand il était enfant. à force de les observer, ces étrangers lui apparurent peu à peu étonnement familiers ; par une sorte d’illumination, ils prirent pour lui une signification lumineuse, visionnaire ; aussi frappante que Tanger l’avait été ; des gens, rien de plus, rien d’autre que des gens. Leurs vêtements recouvraient des corps, leurs visages avaient des expressions, leurs liens se révélaient soudain ; ce qui faisait leur étrangeté tomba, comme si leur humanité commune ( jusqu’alors admise par principe, mais jamais encore perçue) devenait, subitement, réelle. Il lui semblait qu’en l’espace d’un instant, il avait percé le brouillard confus de la peur… »

Margaret Drabble, Une journée dans la vie d’une femme souriante.

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