Désordres

Des ordres, de la lumière, marcher au pas, aller tout droit, obéir au chef d’escadron qui hurle à tue-tête : la ligne droite est le plus court chemin vers l’impossible, vers l’infini, vers le miracle. Toute ligne qui se courbe devient désordre, danger. Sinusoïde, arc, volute, brisure, embranchement, serpentin, zig-zag, flèche, boomerang. Elle revient en arrière pour te frapper la nuque et te mettre KO. Tu tombes sur le sol, du sang s’écoule de la blessure, tache les pavés, ton corps allongé barre le chemin, interrompt le défilé des hommes libres. Ils trébuchent, jurent, te piétinent, t’écrasent, et la boue de tes chairs s’étale, tu disparais, désordre, disgrâce, saleté. Tu t’es trompé, tu as désobéi et tu as été puni.
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Les hommes libres marchent tout droit. Tu le sais pourtant, on te l’a répété maintes et maintes fois depuis l’école primaire, le lycée, le collège. Dans tous ces établissement que tu as fréquenté, l’ordre règne, les couloirs rectilignes, les salles rectangulaires, les tableaux blancs, immaculés. Les feuilles quadrillées, les fichiers soigneusement ordonnés, les questionnaires à remplir, chaque case à la bonne place, les croix se superposent. Sur le papier millimétré, quand les lignes se courbent, elles respectent les équations mathématiques, deviennent des paraboles concaves, convexes, aux limites tranchées, aux bornes connues, aux frontières déclarées et tu aimes ça. Encadré, rassuré.
Les hommes honnêtes tiennent le haut du pavé et arpentent le centre du trottoir, le regard digne et assuré. Ils suivent une trajectoire tracée à l’encre sur le goudron, noir sur noir, une ligne tirée comme un cordeau. Les ivrognes titubent, les peureux se retournent pour vérifier que personne ne les suit, ils se cachent dès qu’ils entendent un bruit, ils hésitent, se perdent, tu es fichu si tu réveilles en eux l’ami fidèle qui sommeille. Tu marches plus vite pour qu’ils ne te rattrapent pas. Personne n’est capable d’aller aussi vite que toi quand tu décolles de cette façon, tu voles littéralement, d’un pas martial, sans courir. Les rois du monde ne courent jamais, ce sont les sportifs du dimanche qui cavalent, ceux qui portent des shorts moulants et des vêtements multicolores. Toi, tu vis en uniforme tous les jours, même le week-end, même pendant les vacances.

Tu traverses un champ de mines, la démarche élastiques entre les ruines et les morceaux de ferraille que tu vois briller au soleil. Les chiens errants t’empêchent d’avancer. Les hommes en gris qui vivent autour des feux, dans les bois, au bord du périphérique ne les retiennent plus, malheur, désordre. Tu as envie de hurler : attachez -les, les chiens doivent être tenus en laisse, la cité est un monde ordonné, les règles sont faites pour être respectées. Bordel. Gabegie. Une corde pour les attacher aux poteaux d’éclairage, voilà ce qu’il te faut. Tu es un petit malin, et tu as de l’humour ; un humour respectueux et du bon goût, ainsi tu feras d’une pierre deux coup en empêchant les dealers et les petits voyous de venir briser les ampoules avec leurs frondes car les molosses les effraieront. Une corde neuve, droite et bien lisse à laquelle il faudra faire un nœud coulant et pour cela tu devras la plier, la courber, l’abuser. Non, tu ne peux pas te résoudre à torturer cette corde si bien dressée. Tu la caresses, tu la laisses glisser lentement au creux de ta paume. Cette sensation d’apaisement, douce et furtive, tu ne l’a jamais connue, jamais ressentie, aussi simple, aussi pure, auparavant.
Tu penses soudain en regardant ces chiens courir dans le brouillard, sauter dans tous les sens, aux théories ondulatoires que tu as survolées pendant tes cours d’optique et de physiques. Et du hasard dont elles résultent le plus souvent. Le professeur en parlait avec une telle jubilation. Tu ne comprends pas ce qu’il trouvait de si beau, de si admirable, quand il affirmait que la chance et la loterie étaient le sens caché de ces grandes inventions. Le chaos gouverne le monde, les idées des scientifiques se développent comme les virus dans un organe infesté, un cancer morbide, les cellules métastasées se propagent dans de multiples directions, se ramifient à la vitesse de l’éclair, grignotent les moindres parcelles laissées vacantes, prolifèrent dans les jachères, se contredisent, se chevauchent, se rejoignent, se divisent, se segmentent. Désordre toujours, pagaille, altération, migraine, souffrance, maladie. Tu cherche une autre explication, plus noble, plus illustre, tu rejettes aussi tout ce qui pourrait être d’essence divine ou angélique, pas assez réglementaire et légitime à ton goût. Tes mains tremblent, la sueur coule sur ton front quand tu observe l’écran grésillant de l’oscilloscope, ces signaux brouillons, incompréhensibles. Ce n’est pas de la science, il n’y a aucune organisation là-dedans, mensonge, aberration, obscurité. Tu dois tout nettoyer, tout effacer, reprendre à zéro. Tu repousse l’appareil, tu crève l’écran, tu arrache les fils et les branchements que tu jettes à travers la pièce. Tu injurie le professeur : fils de Satan, prince des ténèbres, tu ne m’emportera pas avec toi. Pour ces raisons, incompréhensibles, tu es viré de l’université, et tu décroche un peu plus tard, presque dans la foulée, un travail de mercenaire, bien payé, respecté, qui te convient, que tu adores. Heureux, apaisé, dans le cadre.

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Maintenant, tu roules dans la voiture blindée qui t’a été confiée. Elle est flambant neuve, astiquée, un nettoyage écologique, au chiffon sec, à l’huile de coude. Tu traverses la ville, toute fenêtre fermée, l’air intérieur est protégé, contrôlé, en recyclage automatique. Pas question de t’arrêter, ni de tourner à droite, à gauche, jamais, tu dois aller tout droit, le monde est fait pour toi, des ingénieurs et des architectes ont tracé les boulevards et les avenues à ta mesure. Tu voues au baron Georges Eugène Haussmann un culte fervent et tapageur. Tu hurles son nom à chaque intersections pour conjurer le mauvais sort et chasser ces hordes d’enfants qui veulent nettoyer ton pare-brise avec leurs éponges abîmées et leurs seaux remplis d’eau sale. Quand tu tournes distraitement la tête, en attendant que le feu passe au vert, d’ailleurs tu n’aime pas le vert, c’est une couleur impure, mélange de bleu et de jaune, tu déteste le orange aussi, pour la même raison, pourtant, tu attends, tu respectes les règles, elles sont là pour ça, pour que tes hommes comme toi les défendent, tu essayes d’imaginer que le bleu prendra la suite du rouge, le jaune remplacera le orange, tu regardes ces îlots moyenâgeux qui subsistent encore au cœur de la ville moderne, les ruelles sinueuses, les murs de guingois, les pans de bois et de torchis qui n’ont pas encore été démolis, tu te dis que le temps œuvre avec toi, que ces taudis finiront pas s’écrouler lors de la prochaine guerre, la prochaine attaque.
Et quand aux abords de la banlieue et de ses zones industrielles, étales et marécageuses, un rond point magistral te barre la route, tu te cabres, tu refuses te céder, les ordres du capitaine résonnent dans ta tête, la voix martial répète : la ligne droite, la ligne droite, le plus court chemin vers les étoiles, le règne de l’ordre, sur terre et dans les cieux, tu n’y dérogeras pas, tu ne peux pas, tu n’en a pas le droit, c’est ton devoir d’homme et de soldat, ton volant est bloqué, ton poing se paralyse, tu refuses de braquer, tu accélères.
Le capot s’encastre dans le panneau central, celui qui t’indiquait avec une flèche noire, immense, démesurée, la direction dans laquelle tu devais tourner. Et la voiture s’embrase et le pare-brise explose et ton corps se disloque dans le plus parfait chaos, fourbi, merdier, pagaille. Et tu hurles de rage en repoussant la mort. De tes mains nues.

Photographies: Antoine d’Agata

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