De l’amour de l’art

Dans la lumière dorée des phares vibrionnent les papillons, les oiseaux de nuit, les animaux nocturnes effarouchés, au regard sanguin et halluciné. Il est très tard, non, trop tôt, j’ai oublié l’ordre du temps, le sens de son écoulement. Le dos cassé, les jambes lourdes, les mains asséchées par les détergents, crispées sur le volant, j’écoute la radio, je me raccroche aux éclats graves d’une voix masculine pour ne pas sombrer dans le sommeil. L’irréparable. Un metteur en scène d’origine bavaroise dont le dernier spectacle triomphe dans un théâtre parisien, répond aux éloges du journaliste intarissable avec une petite gêne, qui teinte de timidité son léger accent allemand:
– Je suis exigeant, mais en même temps, dans la répétition, je sais qu’il faut de la joie, aussi de la joie, beaucoup de joie, avec et pour les acteurs, qu’ils n’aient pas le sentiment de travailler. Je prends toujours soin d’aménager des moments de plaisir, de jeu, de relâche. Après une répétition de cinq heures, éprouver la sensation de ne pas avoir travailler, au fond, c’est de l’amour, de l’amour pour les acteurs, il faut les aimer, aimer le travail, amour, cela veut dire partager, donner beaucoup de soi, donner la confiance, l’envie, l’amour c’est simple, comme avec les enfants, mais c’est difficile aussi.
Le journaliste gigote, s’ébroue, reprend avec délectation et maladresse:
– Comme avec les enfants, en effet…
– C’est difficile de rester simple, de trouver le juste milieu, vous voyez, le funambule sur sa cordelette?
Le journaliste approuve, bien sûr, il le voit, ce funambule au milieu de la piste, dévoré par la lune ardente d’un projecteur, j’entends ses hochements de têtes admiratifs, son sourire courtois.
Comment ne pas être séduit, illico? Emballé, empaqueté. Il est charmant cet homme de l’art, ce virtuose affable et délicat, lorsqu’il chante l’amour dans le travail, le plaisir, juste le plaisir, cinq heures de répétition sans connaître la fatigue, l’ennui, le découragement, quelle chance pour ces acteurs, comme je les envie, moi dans ma petite voiture, si épuisée de n’avoir rien fait pendant cette longue journée, cet interminable journée de vie perdue, éliminée, rayée du calendrier, si promptement, d’un coup de ciseau, assassinée d’un seul coup de poignard, j’en ai les larmes aux yeux, mes poings se crispent de désespoir sur le volant, toutes les heures se ressemblent là où je travaille, une minute pour une éternité, une heure pour un siècle, en balance du temps perdu, des rancœurs, de la colère.
Amour des acteurs, amour du travail… amour, amour, je t’aime tant… j’éteins la radio pour fredonner la chanson de Peau d’âne qui s’accompagne au clavecin, en robe bleu d’azur, surveillée par le roi, si belle en son jardin, plus belle que la reine, elle la surpasse en agrément.
La brume nocturne noie les bosquets, lèche la chaussée comme l’écume grise d’une marée montante qui m’ encercle, m’isole peu à peu du reste du monde. Le trajet me parait si long. Je ne reconnais plus mon chemin. Peut-être me suis-je perdue en longeant cette rivière sinueuse puis l’interminable mur d’enceinte d’une propriété abandonnée à ses ruines?
Le lierre court comme du fil barbelé sur les pierres déchaussées, s’enroule autour des buis décharnés. Le portail est entrouvert, un chemin de brique et de mousse s’enroule sous la voûte des chênes. Je ralentis, m’arrête au bord de la rivière, descends de la voiture, rejoins lentement une digue, m’agenouille au bord de l’eau, laisse couler ma paume au rythme du courant. Les algues filiformes s’égouttent entre mes doigts graciles, aux parfums de mélisse et de menthe sauvage. Des formes blanches se meuvent entre les rochers, des fantômes, des ombres, des tâches, des filaments de lumière, l’origine de la vie.
Allongée sur les dalles de pierre chauffées par le soleil, je chante encore dans la nuit silencieuse:
– L’amour, l’amour du travail, l’amour de la forêt, l’amour des jolies choses, l’amour, l’amour toujours…
Ma voix est frêle, mal assurée, elle se brise dans les aiguës.