Un reflet dans une vitrine

J’accélère le pas. Les rayons du soleil, brûlants, glissent sur mon front. Soudain, je relève la tête et croise un reflet dans une vitrine. Un reflet que j’ai du mal à reconnaître, un visage maigre, une peau pâle, des yeux tristes et fatigués, des cheveux déjà gris et clairsemés. Un homme inconnu m’observe et pourtant ce n’est pas un étranger. Il me fixe avec étonnement et je me fige, immobile devant la vitrine, pendant quelques secondes, sans comprendre. Je reconnais le visage de mon père. Les yeux de mon père. Mon père devenu un autre. Il ne réagit pas en me regardant. Il n’y a aucune lueur, aucun sourire dans son regard. Il n’affiche aucune joie de me retrouver. Comme s’il avait oublié mon existence.

Je me détourne, brusquement effrayé. J’accélère le pas, mais de vitrine en vitrine, le portrait paternel me poursuit. Ses longues jambes maigres me talonnent. Il marchait toujours trop vite quand nous sortions ensemble et je n’arrivais pas à le suivre. Il portait un pantalon de velours sombre, son éternel pardessus gris. Il s’habillait toujours avec les mêmes vêtements, été comme hiver. Sa peau restait très blanche, fraîchement rasée. J’avais l’impression qu’il ne changeait pas, qu’il ne vieillissait plus. Je reconnaissais sa démarche et son pas saccadé dans l’escalier. Il rentrait tard à la maison. J’étais assis dans la cuisine, je travaillais, j’apprenais une poésie, je révisais mes leçons. Ma mère me bousculait du coude : « Lève-toi, vas donc lui dire bonsoir avant d’aller te coucher, tu ne l’as pas vu de toute la journée. »

Je m’approchais timidement. Je le regardais fermer la porte, ôter son pardessus, déposer dans le couloir cette odeur fade de bureau, de train et de métro. Cette odeur du dehors qui m’effrayait. J’allais le saluer, lui dire poliment bonsoir sans jamais l’embrasser. Il ôtait ses lunettes pour nettoyer les verres avec une chamoisine et je ne le reconnaissais plus. Il se tournait contre le mur, se dissimulait dans l’ombre de la penderie, mal à l’aise, comme s’il avait honte, lui aussi, de révéler la nudité de son visage. Il baissait les yeux. Il nettoyait les verres avec d’infinies précautions, soucieux de ne pas les rayer. Puis il pliait soigneusement le chiffon minuscule, le rangeait dans sa poche. Impossible de savoir ce qu’il pensait vraiment. S’il était heureux de rentrer, content de nous revoir, si sa journée s’était bien passée. Il affichait toujours ce masque impassible, ce visage vide et je reculais d’un pas. Je n’osais pas lui parler. Je l’observais en silence. Il reposait la monture sur son nez et dès qu’elle était enfin installée, stabilisée à la bonne place, je soupirais de soulagement et j’allais me coucher, rassuré.

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